Horaires, salaires, concurrence… L’univers démesuré des jeunes banquiers d’affaires [Figaro Economie]
ENQUÊTE – Les rémunérations peuvent facilement dépasser les 100.000 euros dès le début de carrière. Des sommes mirobolantes qui cachent une réalité tout aussi hors normes.
Des semaines de 75 heures. Angela a bien connu ces années d’intense labeur. Cette jeune banquière d’affaires diplômée de la prestigieuse école de commerce ESSEC en 2020, qui a évolué plusieurs mois en stage dans le service fusion-acquisition de la banque Lazard il y a deux ans, n’a aucun regret. Dans un secteur où les évolutions et les salaires restent très attractifs, la jeune femme de 25 ans a pris sa décision en connaissance de cause. « Je savais qu’il fallait travailler très dur. Quand je partais à minuit, c’était relativement tôt. Je ne changerais pas ma carrière pour autant. J’ai beaucoup appris. Quand tu closes un deal, c’est très satisfaisant », explique-t-elle. Dans l’univers secret des «M&A« (comprendre «Mergers and Acquisitions», pour fusions et acquisitions) où les anglicismes règnent en maîtres, «closer un deal» signifie conclure une opération de fusions ou de rachat entre deux entreprises.
Ces horaires paraissent fous et les salaires restent à la hauteur de cette démesure. À la sortie de l’école, après un stage de six mois chez Lazard, on propose à Angela un salaire de 70.000 euros («70K» dans le jargon) avec en prime un bonus de 80 à 100% de sa rémunération. Elle décide toutefois de rejoindre le département d’analyse financière d’une banque basée à Londres. « Le service M&A reste coupé des autres départements, très confidentiel. Le département dans lequel j’évolue actuellement est totalement différent. Il y a moins de hiérarchie, on travaille plus en équipe. Les horaires sont aussi plus souples. Je commence très tôt, autour de 6h30, pour finir entre 17h30 et 19h, en fonction des projets et des deadlines », raconte la jeune banquière d’affaires, qui gagne un salaire annuel de 75.000 euros hors bonus (ce dernier restant confidentiel).
Autour de 100.000 euros brut
Selon le dernier classement annuel du Financial Times publié en juin 2021, un jeune banquier d’affaires détenteur d’un master en finance de l’Essec, une grande école de commerce, peut espérer décrocher un salaire de 120.000 dollars (l’équivalent de 107.000 euros brut annuel). À la sortie de l’Edhec, qui fait également partie du Top 5 du palmarès, « un banquier d’affaires touche entre 60.000 et 120.000 euros, bonus intégré », glisse Laurent Deville, professeur de finance de l’Edhec et directeur académique des masters en finance.
Les rémunérations varient en fonction des services et des établissements. « Un analyste – qui aide les entreprises et sociétés à prendre des décisions en matière d’investissements- gagne dans une banque française autour de 65.000 euros, sans compter le bonus qui peut s’élever entre 35 à 50.000 euros et qui reste conditionné à l’activité de la banque. Les meilleurs payeurs en France sont Lazard et Rothschild & Co, suivis par BNP Paribas et la Société générale », souffle un chasseur de tête. Ce salaire passe à 120.000 euros hors variable lors de leur deuxième année. Les VP (vice-président), le grade encore au-dessus, gagnent 150.000 euros avec 75% de bonus dans une banque française. Des packages qui peuvent aller bien au-delà si l’on travaille dans un établissement étranger. Un analyste M&A chez Goldman Sachs ne gagne en effet pas la même chose qu’un analyste M&A dans un établissement français. « Les banques américaines proposent en France des fixes plus élevés, environ 20% de plus. Ce qui fait la différence, ce sont les bonus, qui sont au-delà de 100.000 euros », constate Christophe Laville, principal chez Vauban Executive Search, un cabinet de recrutement de managers et de dirigeants. « Un de nos étudiants diplômés il y a trois ans, évoluant dans une banque américaine à Dubai, gagne aujourd’hui 400.000 dollars par an. C’est énorme », rapporte Laurent Deville.
Une forte activité dans les fusions-acquisitions
Pourquoi les salaires sont-ils si élevés ? L’activité M&A, qui a explosé au niveau mondial, explique en partie les salaires mirobolants dès les premiers postes. Les banques ont besoin de «staffer» pour accompagner les opportunités et conseiller les entreprises. « L’activité de la banque d’affaires a été démente ces deux dernières années. Il y a beaucoup d’acquisitions et de deals », rapporte François Longin, professeur de finance au sein de l’Essec depuis 25 ans. Plus ces derniers sont volumineux et nombreux, plus la part de variable est importante pour les équipes. Le salaire variable est à prendre en compte car il représente généralement 20% à 100% du salaire fixe. « Ce qui horripile les patrons des banques et les rend anxieux, c’est de louper des deals par manque de personnel. Le besoin en main d’œuvre est important dans le segment du luxe, du retail, des télécoms médias. Une spécialisation, ça se paye », confie Christophe Laville. Les banquiers juniors sont des experts en modélisation financière, en tableaux Excel, Powerpoint, un format utilisé pour présenter les idées et réflexions des banques à leurs clients. « Un analyste en M&A produit de nombreuses projections financières dans des délais assez courts, ce qui explique les horaires à rallonge. Le deal n’attend pas », ajoute le chasseur de tête.
Des acteurs de plus en plus nombreux
Le marché est par ailleurs dominé par une forte concurrence. Paris devient un hub de la banque d’affaires en Europe. Les effectifs des banques d’affaires ont plus que doublé à Paris ces dernières années. Les établissements étrangers notamment anglo-saxons (Morgan Stanley, JP Morgan) tirent les salaires vers le haut. Il est donc indispensable pour les banques d’affaires françaises de garder en tête le benchmark de la concurrence pour rester dans le haut du panier. La création de boutiques en small (transactions inférieures à 50 millions d’euros) et mid caps (comprises entre 50 millions et 500 millions d’euros) comme Eurallia Finance et Cambon Partners, des sociétés de conseil en fusions-acquisitions indépendantes et de plus petite taille, attirent également les talents. Les avantages principaux de ces boutiques ? L’indépendance et la flexibilité. « Les grosses banques françaises font des méga deals avec entreprises du CAC 40, délaissant les plus petites entreprises. Des acteurs de l’expertise-comptable et les cabinets du Big 4 (Deloitte, EY….) se sont imposés sur le segment M&A des small et mid cap, ce qui tend à tirer le marché. Il y a de la demande partout », analyse Christophe Laville.
Il faut aussi prendre en compte la concurrence du private equity (les investissements dans des sociétés non cotées) où les salaires s’envolent, autour de 100.000 euros. À la différence de la banque d’affaires, les équipes évoluant dans les fonds d’investissement suivent l’évolution d’une entreprise dans la durée. Ils se déplacent sur site. Leur travail quotidien est bien plus incarné et cela donne beaucoup plus de sens à leur métier. « Être investisseur semble beaucoup plus glamour que de travailler en costard cravate dans une banque », constate Christophe Laville.
Un difficile équilibre vie pro-vie perso
À tout cela s’ajoute une pénurie de candidats. « Les banques sont capables d’augmenter les rémunérations pour capter les talents, sans compter les bonus assez importants, en hausse en 2021 », avance Hélène Frasca, Directrice Associée du cabinet de recrutement Walters People. Pour contrer cette pénurie de talents, les banques approchent directement les grandes écoles. « Il y a une tentative de captation des meilleurs profils très tôt dans le cycle, explique Laurent Deville. La plupart des étudiants de Master diplômés en juin connaissent déjà le poste qu’ils vont occuper en décembre ». François Longin, professeur de finance au sein de l’Essec, reçoit aussi des offres à la pelle. « Il y a de plus en plus de propositions, provenant notamment des départements fusions acquisitions des banques d’investissements », note le professeur.
La tension sur les marchés s’explique aussi par un changement de paradigme et de nouvelles attentes des candidats. « De plus en plus d’étudiants recherchent de salaires élevés et une quête de sens. Ils décident de quitter les banques pour rejoindre des start-up et des fintech », observe Laurent Deville. Ces dernières proposent des equity package qui peuvent devenir plus alléchants, bien plus intéressants qu’une banque, si la société se développe. La question de l’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle s’est posée pour Nicolas*, diplômé d’une grande école de commerce en 2021. Il est sur le point de rejoindre le département Coverage d’une banque française -le service commercial qui joue les chefs d’orchestre de la relation client- et de délaisser les services M&A où la disponibilité permanente est souvent évoquée comme le pire aspect du métier. « J’ai réalisé des stages dans des départements commerciaux plus préservés. Ça m’est arrivé de travailler le week-end, d’avoir des amplitudes horaires plus larges en terminant à 21h voire 22h pendant la crise sanitaire, mais ça n’a rien à voir avec les équipes M&A qui dînent régulièrement au bureau à 20h et terminent leur journée la nuit tombée », raconte Nicolas, qui va toucher une rémunération de 50K, hors bonus.
Les salaires élevés ne justifient donc pas tout. Les jeunes ne veulent plus renoncer à leur vie privée. « Les candidats n’acceptent plus non plus de faire de longs trajets depuis la crise sanitaire. Un de nos clients basé dans les Yvelines a dû revoir sa rémunération à la hausse pour contenter les candidats », rapporte Hélène Frasca. Pour accompagner cette quête qu’est la work-life balance, plus essentielle que jamais chez les nouvelles générations et fidéliser les talents, les banques vont être contraintes de redoubler d’efforts et de ne plus se contenter de proposer des rémunérations mirobolantes.
*Les prénoms ont été modifiés.
Mallory Lalanne, Journaliste indépendante chez Les Echos, le Figaro
https://www.lefigaro.fr/societes/horaires-salaires-concurrence-l-univers-demesure-des-jeunes-banquiers-d-affaires-20220428